vendredi 16 juillet 2010

"On a peur pour sa peau, mais on n'en laisse rien voir."






















Mon grand-père s'appelait Maurice Parent, et il a notamment été médecin de Charles de Gaulle.

Il a écrit des mémoires de guerre en 1940, jamais publiées.

Extrait...

"Au moment du déroulement des faits de guerre, la réalité est tout autre que le souvenir qui en survit dans la mémoire des mêmes acteurs, qui, sans pouvoir être taxés d'insincérité, arrivent eux-même à dénaturer les faits, oubliant en général ceux qui sont pénibles ou désagréables pour ne garder que le souvenir de ceux où la bravoure, le pittoresque, l'agrément physique momentané, ont paru comme l'oasis dans l'aridité du désert, aux yeux du voyageur dévoré par la soif.

La réalité est toute autre, répétons-le. Au moment de l'action, le combattant n'est pas un homme qui se trouve dans les conditions habituelles, normales, de penser, de sentir. Il est, en général, excédé de fatigue physique, soumis à de longues marches faites sous la pluie, ou une chaleur ou un froid extrême. Inégalement ravitaillé, il doit lutter en plus contre la privation de sommeil que pendant 4 ou 5 jours consécutifs les événements militaires l'empêchent de connaître.

Cet ensemble finit par entraîner un état d'obnubilation intellectuelle permanent. On arrive à vivre comme en rêve, où la réalité n'apparaît plus qu'estompée, comme à travers un brouillard.

Il n'est bien entendu question ici que des combattants, de ceux qui "triment sur le dur". Ceux qui vivent un crayon à la main, ne peuvent connaître de tels états.

A tels états physiques se superposent des états affectifs qui ne reçoivent pas, en général, d'apport réconfortant sur les événements extérieurs.

La peur, puisqu'il faut l'appeler par son nom, siège en permanence au coeur de l'homme. Elle est refoulée. Elle ne se traduit dans aucun geste, aucune parole, d'autant plus qu'on a la charge d'âmes. La peur ne doit pas intervenir dans les décisions, les actes de la vie militaire proprement dite. On a peur pour sa peau, mais on n'en laisse rien voir. Elle ne restreint en rien le champs de l'activité technique, ni dans son éxécution, ni dans ses fins. On tire autant de coups de mitrailleuse qu'il en faut, et on ne s'en va pas d'un endroit une seconde plus que ce qu'il ne faut. Cette peur est une manifestation de courage. Mais cette réaction incessante pour empêcher la "carcasse de trembler"est encore une raison de consommation d'énergie, que la seule tenue du corps physique dévore déjà.

La peur ainsi définie, et, non par l'attitude de l'homme qui se cache et tremble (c'est alors la frousse, la lâcheté) est extrêmement fréquente, sinon générale. Mais il faut dire qu'il y a des états de grâce dans la vie d'un combattant et que la peur disparaît au moment où l'on est dans l'action. Ces instants sont intermittents, et c'est en permanence qu'on est obligés de réagir. Il y a des individus, cependant, qui ne l'éprouvent pas et qui, au contraire, restent doués, au milieu des pires circonstances, d'une force virile, source de bravoure.

Le combattant assiste donc - avec ce corps et cette âme qu'il fait marcher par la seule raison - à des quantités d'événements physiques désagréables, pénibles, dangereux, dont la rapidité de succession, de répétition, de variation, entraîne une accumulation de sensations qui en elle-même dépasserait la réceptivité d'une physiologie normale. A ce moment-là, il s'en défend par réflexe, grâce à l'abaissement du seuil de ses perceptions, du fait de sa fatigue physique, et, aussi, par la volonté de se protéger contre cette tentative d'effraction de la personnalité consciente.

Les faits dont on est témoins se présentent donc sous un jour très spécial."